« Je te propose plutôt de rester ici pour la nuit, nous avons suffisamment de chambres, de tentes ou encore d’arbres pour cela. »
Une invitation à demeurer ici pour la nuit ? Voilà qui était agréable aux oreilles de Suyvel, et qui tombait plutôt bien. Ombre démontrait une fois de plus ses qualités d’hôte.
« Une offre fort courtoise, je t’en remercie. Il y a de la route jusqu’à l’auberge la plus proche et, avec la fatigue qui vient, je ne me sentais guère enthousiaste à l’idée de devoir la parcourir. C’est donc volontiers que je reçois ton hospitalité pour la nuit. Et demain, j’aurais plaisir à accepter ton autre invitation… et à découvrir cette fameuse bibliothèque. »
Rien que d’y penser, si ce n’était Morphée qui réclamait son dû, elle aurait bien demandé à Ombre de l’y emmener séance tenante. Mais elle savait ce qui se passerait alors. Elle se plongerait dans les trésors d’écriture que la vénérable bâtisse devait receler, et n’en lèverait pas le nez, ignorant la fatigue et la faim, pendant des jours, jusqu’à ce que ses yeux la trahissent. Alors il lui faudrait plusieurs journées de repos avant d’être en mesure de reprendre un rythme normal. Et étant donné ses projets et ses obligations actuels, elle ne pouvait pas se permettre ce luxe. En outre, Helevorn devait encore s’y trouver. S’ils s’y croisaient, elle risquait fort de relancer la discussion qu’ils avaient entamée. Double attrait, double péril. C’était tentant… mais la raison l’emporta. Ou la fatigue. Ou sans doute les deux s’allièrent-elles.
Suyvel en était là de ses pensées lorsqu’un mot d’Ombre lui revint à l’esprit. Au sujet de l’endroit où passer la nuit.
Des arbres ? Il a dit ‘arbres’ ?
« Excuse-moi… tu as bien dit : des arbres ? Ne serait-ce pas une légère confusion de ta part, due à la fatigue ? »
Pour une citadine comme Suyvel, l’idée de dormir dans un arbre était simplement inconcevable. Culturellement, les elfes noirs vivaient dans des villes et se tenaient loin des forêts, domaine de leurs cousins abhorrés. Si Suyvel avait depuis connu la vie d’aventure et les nuits à la belle étoile, il ne lui serait jamais venu à l’idée de dormir dans un arbre. En plus, au début, elle les avait perçus comme des périls, des lieux d’embuscade tout indiqués pour les elfes. Si elle s’était débarrassée de cette crainte depuis belle lurette, les arbres ne l’attiraient pas pour autant.
Puis elle se souvint qu’Ombre était originaire de Terra. Les arbres y étaient considérés comme des bienfaits de Fimine, d’après ce qu’elle avait pu entendre sur le sujet. Peut-être que, pour ses fidèles, dormir dans un arbre constituait une forme de communion avec la déesse. Autre religion, autres rites. Ou bien il s’agissait d’un truc de rôdeur. Ou bien d’un délire typiquement masculin. Les hommes avaient tendance à faire grand cas de toutes sortes de symboles phalliques et, au moins pour certains, les arbres entraient dans cette catégorie. D’aucuns absorbaient de la corne de rhinocéros en poudre, pourquoi d’autres ne dormiraient-ils pas dans les arbres ? C’était peut-être là une thérapie pour les mâles à la virilité défaillante. Peut-être qu’Ombre avait des soucis de… elle arrêta le cours de ses pensées, réalisant que la fatigue la faisait divaguer.
« Que dirais-tu de te reposer un peu ? Nous pourrons poursuivre demain par la visite de la bibliothèque ? »
Ombre donnait le signal. Cette longue et plaisante soirée touchait officiellement à sa fin. Suyvel l’aurait bien prolongée encore quelque peu, mais l’idée d’un peu de repos lui parut bienvenue. D’ailleurs, Ombre lui-même semblait plus fatigué qu’il avait bien voulu le laisser paraître. Elle opina du chef… et la voix intérieure résonna de nouveau.
« Alors, il t’offre l’hospitalité ? Bien ! Parfait ! Voilà une occasion en or. Dès que tous dormiront, il s’agira d’exploiter cette opportunité au mieux… »
Et la voix souffla à Suyvel une idée positivement horrifiante. Au point qu’elle resta à l’examiner, fascinée par l’horreur. Mais pour elle, le pire était certainement qu’une partie d’elle-même écoutait complaisamment, exultait même à cette malsaine proposition. Une vague de panique manqua de la submerger, mais elle se domina. Ne rien laisser paraître.
Suyvel se leva de son siège, comme mue par un ressort.
« Je réalise que je n’ai que par trop abusé de ton hospitalité, aussi vais-je prendre congé maintenant. (à tous) Merci de votre accueil et de votre agréable compagnie. (à Ombre) Merci pour tout, et à bientôt. Je… Bonne nuit. »
Et tout en jetant sa cape sur ses épaules, Suyvel se dirigea d’un pas vif vers la sortie de la taverne. Une fois dehors, elle hâta le pas vers la sortie du camp. La nuit était fraîche, mais douce, et son obscurité était apaisante. Suyvel la trouvait familière et rassurante. Elle s’y enfonça. La nuit était son domaine.
Bientôt, elle s’y fondit entièrement.